Résilience et pédagogie: une exploration au creux de la vague

Les vacances d’été approchent et donnent envie d’oublier les vagues épidémiologiques et autres infographies pour nous plonger dans de vraies vagues bien fraîches ! Cependant, en agitant nos orteils dans le sable et en observant les bateaux qui passent, peut-être que cet horizon à nouveau plus ouvert nous permet de nous demander comment nos enseignements pourraient mieux naviguer sur une mer parfois agitée?

Post Covid

Les publications se multiplient pour documenter ce qui s’est passé dans l’enseignement supérieur pendant la pandémie du COVID-19 . La plupart des hautes écoles ont fait des sondages auprès de leurs étudiant-e-s et parfois aussi auprès des enseignant-e et se mettent en devoir de tirer des leçons de la crise. La mise à distance de tous les enseignements a eu des conséquences très variables, mais avec une constante : elle s’est faite dans l’urgence, sans laisser le temps de vérifier la qualité de l’enseignement et encore moins d’intégrer des principes d’ingénierie techno-pédagogique. Cet enseignement à distance en urgence a un nom : « Emergency Remote Teaching » (ERT) et s’il a souvent représenté une prouesse, assurant une certaine continuité de l’enseignement, le danger est de le confondre avec une pédagogie en ligne fondée et de considérer la transposition en ligne d’un cours comme du eLearning (Hodges, Moore et al. 2020) alors qu’il s’agit d’une simple bouée de sauvetage. Certains n’ont pas attendu d’être au creux de la vague pour se demander comment éviter de se retrouver à s’accrocher à une solution aussi précaire et ont réfléchi à ce que pourrait être une pédagogie résiliente.

Concepts de base

Une équipe à l’université de Michigan a proposé le MOOC «Resilient Teaching Through Times of Crisis and Change» sur Coursera dans l’idée d’offrir des pistes pour une pédagogie durable aux enseignant-e-s après la crise Covid. Ce MOOC a permis de nourrir, par le partage d’expérience des participants, des réflexions autours d’une ingénierie pédagogique permettant d’assurer une continuité de l’enseignement, même en situation de crise ou autre changement majeur de contexte ou d’environnement. Quintana et son équipe ont exploré cette question en adoptant des angles multidisciplinaires autour du thème de la « résilience »(Quintana, Fortman et al. 2021).

Le terme de résilience est utilisé pour exprimer une souplesse qui permet de céder sans se casser, comme le roseau de la fable, ou comme un corps élastique qui retrouve sa forme après avoir été tordu. Nous évoluons plus dans le domaine de l’ingénierie que dans une définition psychologique de la résilience. En écologie, informatique ou en business management, l’étude des systèmes pose le principe qu’un système est « plus que la somme de ses composants » (Meadows 2008) et représente un ensemble d’éléments interreliés, capable de s’adapter à un changement pour maintenir ses objectifs ou son équilibre. On retrouve cela dans l’enseignement qui peut être considéré comme un système constitué d’un ensemble d’éléments (enseignant-e-s, étudiant-es, ressources, outils) qui sont inter-reliés pour atteindre un objectif (d’apprentissage) (Quintana, Fortman et al. 2021).

L’importance des connexions entre les intervenants de l’enseignement ressort déjà de ces premières réflexions. La communication et les interactions entre l’enseignant et les étudiant-e-s et aussi entre étudiant-e-s dans un contexte donné sont centrales lors d’un processus d’apprentissage. Cet aspect doit rester au premier plan lorsqu’on réfléchit aux possibilités de s’adapter dans un contexte transformé. Il est plus facile de planifier les contenus que les interactions, et la pandémie avec ses phases de confinement ou de mise en quarantaine a montré que ce sont souvent les étudiant-e-s déjà fragilisés qui souffrent le plus lors de la mise à distance.
En intégrant ces différentes perspectives, l’équipe autours de Quintana propose trois pistes pour le « Resilient Design for Learning » : La flexibilisation, la redondance et l’extensibilité.

Les 3 pistes

Extensibilité

Le concept d’extensibilité amène à une réflexion sur le ou les objectifs principaux d’un enseignement : « Quel est l’élément pédagogique le plus important pour ce cours ? ». Cette question permet de vérifier l’alignement pédagogique et la pertinence aussi bien des objectifs que des activités et de l’évaluation.
Un angle d’approche intéressant est inspiré du monde des Start-Ups qui utilise le concept de « Minimal Viable Product » ou MVP:

“We can think of the MVP as the most basic version of some product that would minimally fulfill enough of the purpose that it could be released to the public. In the context of course design, the goal of the MVP is to ensure that a well-designed (although perhaps lean) version of a course is offered that will allow students to make progress toward learning goals that the instructor has articulated.” (Quintana, Fortman et al. 2021)

Pour illustrer ce concept d’extensibilité, nous pouvons nous imaginer la mise en place d’un nouvel enseignement qui dans sa première version comprendra tous les éléments nécessaires pour atteindre les objectifs d’apprentissage. Ce sera notre MVP. Au fur et à mesure des itérations, l’enseignant-e rajoutera peut-être ici une ressource ou des exemples supplémentaires, là une évaluation intermédiaire ou rendra interactive une vidéo existante. Un cours ainsi enrichi et développé sera plus robuste en cas de crise ou de changement puisqu’il sera possible de revenir à l’essentiel si nécessaire, un essentiel qui permettra toujours d’atteindre les objectifs d’apprentissage.

Flexibilisation

La flexibilité est non seulement une réponse aux changements qui peuvent survenir dans un environnement d’apprentissage, elle permet également de penser l’enseignement différemment. Le design d’un enseignement peut intégrer une flexibilisation dans le temps avec des activités synchrones ou asynchrones, une flexibilisation de lieu avec une mise à distance partielle ou complète, mais aussi une flexibilisation des ressources d’apprentissage, des prérequis, de l’évaluation etc. (Collis and Moonen 2002). De nouveau, le point d’attention concernera les interactions entre participants, enseignants et contenus.

Comment flexibiliser un enseignement ? Un outil qui peut apporter des réponses est l’Universal Design for Learning (UDL). L’UDL propose une approche intégrative d’abord pensée pour rendre l’enseignement accessible à une grande variété d’apprenants. On pensera « accessibilité » en réfléchissant aux éléments de mobilisation et de motivation, aux formats des contenus et ressources ainsi qu’aux canaux de communication. Cette approche amène à une réflexion plus générale sur les particularités des apprenants et la flexibilité de l’environnement d’apprentissage, permettant de répondre à différents profils, besoins, mais aussi à des changements de contexte.

Penser « flexibilisation » lors de la planification d’un enseignement permet de s’adapter à des changements mineurs ou à des crises tout en gardant les mêmes objectifs pédagogiques, de varier l’enseignement et de prendre en compte les particularités des apprenants.

Un exemple de flexibilisation est la classe inversée, dont le principe très général peut être exprimé par « théorie à la maison et pratique en classe ». Les étudiant-e-s s’approprient certains contenus à leur rythme, en-dehors de l’institution et sans présence physique de l’enseignant (flexibilisation de temps et de lieu), dans l’idéal avec la possibilité de poser des questions en ligne, de faire des quizz ou des exercices et/ou de recevoir un Feedback. Une plage de mise en pratique ou d’intégration se fait ensuite avec l’enseignant et les autres étudiant-e-s, en présence ou en ligne (flexibilisation de lieu).
Sans remanier entièrement son enseignement, la flexibilisation pourrait consister en une diffusion en direct et  enregistrement vidéo du cours (par exemple à l’UniGE sur la plateforme Mediaserver), ce qui permet à des étudiant-e-s de suivre le cours en live à distance (flexibilisation de lieu) ou de visionner l’enregistrement à l’endroit qui leur convient et à leur rythme (flexibilisation de lieu et de temps). Dans ce cas de figure, gardons cependant une attention particulière aux interactions entre étudiant-e-s et enseignant-e-s pour lesquelles il faudra prévoir une solution (par exemple chat en ligne pour le cours en direct ou forum de questions si les étudiant-e-s regardent l’enregistrement en différé).

Redondance

La redondance en didactique signifie une « réitération, sous plusieurs formes différentes, d’un même trait signifiant » (Larousse). En informatique, il s’agit de la « duplication d’informations afin de garantir leur sécurité en cas d’incident ». En techno-pédagogie, Quintana et son équipe ont réuni ces deux définitions en proposant un concept de redondance inspiré de domaines comme l’ingénierie, le management et la résilience d’une structure ou d’une entreprise.

L’idée est d’identifier le « maillon faible » de son enseignement, qui empêcherait de poursuivre l’apprentissage ou d’atteindre les objectifs pédagogiques. Comme dans un réseau électrique pour lequel le courant serait assuré par plusieurs centrales distribuées au lieu d’une seule source de courant, on peut prévoir des « backups » ou des voies alternatives pour assurer l’enseignement même en cas de crise.

Quintana propose de mettre en œuvre ce principe de redondance en identifiant les activités qui pourraient représenter un maillon faible, par exemple parce qu’elles sont données en un seul format. Un exemple très simple serait de proposer une vidéo pour une étude de cas et en même temps d’avoir à disposition une transcription en format texte de cette vidéo ou une vignette équivalente. Nul besoin de tout faire à double, une approche au cas par cas permet de consolider les points qui pourraient être problématiques de manière ciblée.

Mise en pratique

La plupart des exemples ci-dessus ne demandent pas un remaniement complet de l’enseignement puisqu’il s’agit souvent d’utiliser des ressources existantes. Au moment de la préparation du cours, on prendra peut-être un peu plus de temps pour intégrer les réflexions présentées ici et décider de faire des changements, modestes ou plus conséquents. Un outil de scénarisation comme le « Learning Designer« , présenté dans autre un billet, peut être très aidant dans cette phase de préparation.
Mais puisque nous avons les pieds dans l’eau et un peu de temps pour prendre du recul, je vous pose la question: Qu’est-ce qui prend plus de temps, faire des changements dans l’urgence ou préparer un enseignement en intégrant une réflexion sur sa résilience?

Navigation et résilience

Les trois pistes proposées par Quintana – Extensibilité, Flexibilisation et Redondance – nous permettent d’abandonner la bouée de sauvetage de l’« Emergency Remote Teaching» puisque nous avons maintenant à disposition une véritable embarcation nous permettant de choisir notre direction, d’utiliser les vents favorables, de mieux surmonter les tempêtes et dans l’idéal, d’embarquer avec nous les étudiant-e-s en s’assurant d’atteindre les objectifs d’apprentissage au bout du voyage. Les vagues paraissent ainsi moins menaçantes et l’horizon devient une invitation à l’exploration !
Ça vaut bien une glace !?

Références:

« CAST (2018). Universal Design for Learning Guidelines version 2.2. Retrieved from https: //udlguidelines.cast.org/. » Retrieved 20220615, 2022, from https://udlguidelines.cast.org/.
Collis, B. and J. Moonen (2002). « Flexible learning in a digital world. » Open Learning: The Journal of Open, Distance and e-Learning 17(3): 217-230.
Hodges, C., et al. (2020). « The difference between emergency remote teaching and online learning. » Educause review 27: 1-12.
Meadows, D. H. (2008). Thinking in systems: A primer, chelsea green publishing.
Quintana, R. M., et al. (2021). « Advancing an Approach of Resilient Design for Learning by Designing for Extensibility, Flexibility, and Redundancy. »
Zhang, L., et al. (2022). « Academia’s responses to crisis: A bibliometric analysis of literature on online learning in higher education during COVID-19. » British Journal of Educational Technology 53(3): 620-646.