Identité numérique et étudiants
La réflexion sur l’identité numérique (Figure 1) est issue de l’évolution des technologies de l’éducation, qui offrent de nombreuses possibilités innovantes. La communauté académique est de plus en plus exposée à des applications du « cloud », dans lesquelles la notion d’identité numérique est en décalage avec celle assumée par les Hautes Écoles Suisses. Si l’Université représente aujourd’hui une étape clé de la formation, il est regrettable de constater que l’identité numérique académique, créée lors de l’immatriculation de l’étudiant∙e et qui se construit au fil des années d’études reste éphémère, puisque qu’elle est détruite une fois son diplôme obtenu. Ce mode de fonctionnement provoque une rupture entre le cursus universitaire et l’entrée dans le monde professionnel, alors qu’il faudrait au contraire assurer une continuité s’inscrivant dans une logique de « Lifelong Learning » (LLL). Par conséquent, les étudiant∙e∙s (mais aussi les chercheurs et chercheuses) devraient pouvoir conserver, une fois leur formation achevée, un accès à certains services numériques au-delà des frontières organisationnelles, temporelles et géographiques. Actuellement, l’étudiant∙e (et les personnes engagée dans la recherche) qui quittent l’université, doivent reconstruire leur identité numérique à chaque changement d’institution. Il est néanmoins important de penser ce développement en garantissant une protection des données efficace.
1. Identité numérique académique en Suisse : Premier état des lieux
Une étude [1] sur la possibilité de mettre en place un système capable d’établir et de conserver l’identité numérique de l’étudiant∙e au-delà de ses études a été réalisé dans le cadre d’un projet national sur l’identité numérique académique, initié par le service NTICE de la Division STIC (Système et Technologies de l’Information et de la Communication) de l’ Université de Genève, en collaboration avec Switch et les Universités de Fribourg et Lausanne, ainsi que les alumni de ces deux dernières institutions.
2. Identité numérique : de quoi parle-t-on ?
Face à la multiplication des applications interactives du Web 2.0, l’utilisateur et l’utilisatrice laissent des traces en nombre croissant sur la toile. Une partie de ces traces est générée à leur insu, créant ce que certains auteurs appellent une « ombre digitale » (Williams, 2008 cité par Merzeau, 2009)[2]. L’ensemble des traces intentionnelles et non intentionnelles est dénommé « présence numérique » (Merzeau 2009). L’identité numérique, quant à elle, se construit sur la base de ces traces et nécessite un processus d’interprétation des données qui en sont issues. Ainsi, l’identité numérique n’existe pas en soi (contrairement aux données disséminées constituant la présence numérique) mais a besoin d’un tiers “pensant”. » (Cassaigne, 2011, pp.37-38)[3] Deux approches ont été privilégiées dans cette étude pour enrichir la réflexion sur l’usage des nouvelles technologies éducatives et sociales du Web en rapport avec l’identité numérique :
- Approche quantitative: enquête auprès des étudiant∙e∙s et alumni[4] des Hautes Écoles suisses visant à connaître l’état de leurs pratiques actuelles et leurs intérêts en matière de médias sociaux, en rapport avec leur identité académique numérique.
- Approche qualitative: entretiens personnalisés avec les responsables institutionnels de différentes universités partenaires, afin:
- d’identifier les concepts-clés et indicateurs permettant de confirmer/infirmer les hypothèses posées pour l’enquête;
- de conduire à une meilleure vision des pôles d’intérêt en matière d’identité académique numérique;
- de dégager les lignes directrices concernant les concepts sous-jacents, les obstacles à prendre en compte;
- d’obtenir une vue d’ensemble sur les usages et pratiques actuelles par un certain nombre d’enseignant∙e∙s et étudiant∙e∙s dans le cadre universitaire [5] au travers de cas concrets.
3. De l’identité numérique académique à la présence numérique sur le cloud
Cette étude montre que les étudiant∙e∙s possèdent souvent plusieurs facettes disjointes de leur identité numérique, correspondantes aux sphères dans lesquelles ils/elles évoluent : privée, professionnelle, et académique. L’identité est ainsi définie par les activités de l’étudiant∙e dans ces différentes sphères. Dans le contexte académique, l’identité numérique est composée d’abord par un identifiant et un mot de passe, associés à un ensemble de traces issues de l’activité numérique, parmi lesquelles nous trouvons :
- les traces personnelles, telles que les données du profil ;
- les traces académiques, telles que les travaux réalisés durant le cursus de formation et les diplômes/certificats acquis ;
- les traces administratives liées, par exemple, aux procédures d’admission.
Ainsi, les éléments de base de la partie universitaire de l’identité numérique d’un individu (login, numéro de matricule, etc.) sont fixés par l’institution. Dès lors, la définition de l’identité numérique académique se construit prioritairement par l’usage des infrastructures institutionnelles au service des universités.
Cependant, les résultats de cette étude soulignent qu’il n’est pas possible de cloisonner les activités numériques académiques des étudiant∙e∙s. La perméabilité des contextes professionnels, académiques et personnels, est renforcée notablement avec l’utilisation des moyens numériques mobiles.
4. Responsabilités de la présence numérique : le rôle de l’institution
Bien que des cadres légaux existent en Suisse pour protéger les traces administratives et personnelles (par exemple l’ordonnance relative à la loi fédérale sur la protection des données[6], ou à Genève la LIPAD [7]), les interviewé∙e∙s s’y sont très peu référé∙e∙s. Il en va de même pour les autres directives et documents sur la protection des données numériques produites dans le cadre académique. Ils/elles n’ont en leur possession que des informations confuses et parcellaires et les responsabilités de leur institution ne leur paraissent pas claires quant à certaines actions liées à l’identité numérique (comme par exemple un dépôt de données, personnel ou non, réalisé sur des environnements numériques externes à l’institution (p.ex. dans le « cloud »). Pour pallier cette méconnaissance/absence de règles en la matière, la responsabilité individuelle est évoquée, sans que cela satisfasse cependant pleinement les acteurs institutionnels.
5. Pérennisation de l’identité numérique : une question institutionnelle en débat
Dans un environnement institutionnel régi par des règles d’usage plus ou moins implicites concernant la présence numérique des étudiant∙e∙s, la pérennisation de l’identité numérique au-delà du cursus universitaire est débattue par les institutions sans qu’un consensus ne se dégage. Deux visions distinctes sont représentées :
- l’institution est responsable de la pérennité de l’identité numérique, du moins en partie ;
- l’institution n’est pas responsable de la pérennité de l’identité numérique, mais doit faciliter et encourager les étudiant∙e∙s à s’en préoccuper.
D’une manière générale, il apparaît difficile aux acteurs de se positionner sur la pertinence de la mise en place d’un processus de pérennisation de l’identité numérique en l’absence d’un système de stockage pérenne. Comme discuté précédemment, les propos recueillis notent l’absence de directives en matière d’archivage des données académiques, mise à part l’archive ouverte régie par des directives institutionnelles précises. Dès lors, les étudiant∙e∙s évoluent dans un contexte numérique régi par des règles implicites, et l’absence d’un discours institutionnel en laisse un certain nombre d’entre eux/elles dans l’ignorance de leur présence numérique ou aux problèmes que peuvent présenter les traces numériques.
Précisons toutefois que le flou actuel autour du concept de l’identité numérique dans les institutions universitaires vient probablement en grande partie de l’extrême jeunesse de cette notion. Il en va de même pour les réseaux sociaux et autres applications du Web qui ont un lien étroit avec l’identité numérique. L’étudiant∙e commence cependant à en prendre conscience, par sa propre expérience du Web et par les médias.
6. Pour conclure
Les résultats de cette étude montrent qu’il est temps pour les institutions d’enseignement supérieur d’élaborer un cadre transparent pour l’archivage des données académiques numériques dans une optique de valorisation de l’identité des étudiants à travers les traces académiques produites. Cette politique d’archivage des données académiques devrait répondre à toute une série de questions parmi lesquelles : Quelles traces conserver ? Pour quelle durée ? Où ? Quelles raisons à l’archivage : historique, juridique,… ? Dans quels buts ? Quelles garanties pour la protection des données ?
Il est nécessaire de définir un cadre académique cohérent permettant à l’étudiant∙e de produire, stocker ses traces numériques pendant son cursus et de les reprendre une fois le cursus terminé. Cette politique pourrait devenir opérationnelle au travers d’un outil de gestion de l’identité numérique, qui aurait pour objectif d’offrir à l’étudiant la possibilité de trier/filtrer activement les éléments sous-jacents à son identité numérique. Ceci de manière à :
- valoriser ses activités académiques tout en gardant une trace de l’historique de son parcours de formation ;
- créer, et/ou maintenir un contact entre l’étudiant∙e et la communauté académique ;
- garder un accès à certaines ressources et services de l’institution (via, par exemple, les alumni).
En parallèle à ce travail de clarification du cadre, afin de sensibiliser le monde estudiantin au concept d’identité numérique, l’institution doit s’efforcer d’informer clairement les étudiants sur la manière dont sont gérées les données (durée et lieu de conservation, accessibilité, etc.) et clarifier à qui, de l’individu ou de l’institution, reviennent les traces produites dans l’environnement numérique institutionnel. Aujourd’hui, en effet, la gestion de la présence numérique apparaît comme une compétence importante: la communauté académique doit apprendre à gérer et s’approprier son environnement numérique. Certains responsables institutionnels insistent sur le fait que si l’Université doit informer sur la manière de gérer la présence numérique dans les différentes facettes du monde virtuel d’aujourd’hui (institutionnelles et non institutionnelles). Les acteurs-clés pour la formation et l’éducation à la présence numérique restent les structures de formations pré-universitaires telles que le collège ou le cycle, voire l’école primaire.
Cet article est rédigé par Anne Ronchi et Omar Benkacem
7. Références